4e de couverture :

L’essor des intelligences artificielles réactualise une prophétie lancinante : avec le remplacement des êtres humains par les machines, le travail serait appelé à disparaître. Si certains s’en alarment, d’autres voient dans la « disruption numérique » une promesse d’émancipation fondée sur la participation, l’ouverture et le partage.
Les coulisses de ce théâtre de marionnettes (sans fils) donnent cependant à voir un tout autre spectacle. Celui des usagers qui alimentent gratuitement les réseaux sociaux de données personnelles et de contenus créatifs monnayés par les géants du Web. Celui des prestataires des start-ups de l’économie collaborative, dont le quotidien connecté consiste moins à conduire des véhicules ou à assister des personnes qu’à produire des flux d’informations sur leur smartphone. Celui des microtravailleurs rivés à leurs écrans qui, à domicile ou depuis des « fermes à clic », propulsent la viralité des marques, filtrent les images pornographiques et violentes ou saisissent à la chaîne des fragments de textes pour faire fonctionner des logiciels de traduction automatique.
En dissipant l’illusion de l’automation intelligente, Antonio Casilli fait apparaître la réalité du digital labor : l’exploitation des petites mains de l’intelligence « artificielle », ces myriades de tâcherons du clic soumis au management algorithmique de plateformes en passe de reconfigurer et de précariser le travail humain.

Antonio A. Casilli est sociologue, enseignant-chercheur à Télécom ParisTech et chercheur associé au LACI-IIAC de l’EHESS. Il a notamment publié Les Liaisons numériques (Seuil, 2010) et, avec Dominique Cardon, Qu’est-ce que le digital labor ? (INA, 2015).

Postface de Dominique Méda

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Postface à Antonio A. Casilli, En attendant les robots, par Dominique Méda (p319-326)

Depuis quelques années, l'espace académico-médiatique est saturé par une série de publications dont l'effet anxiogène est contrebalancé par l'espoir fou que l'humanité pourrait enfin se débarrasser du travail.

D'un côté, depuis la publication d'une désormais célèbre note du Massachusetts Institute of Technology (MIT) en 2011, « Race against the machine: How the digital revolution is accelerating innovation, driving productivity, and irreversibly transforming employment and the economy1 », produite par Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, puis de la non moins fameuse étude d'Oxford, due à Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, en 2013, «The future of employment : How susceptible are jobs to computerisation2 », consultants, journalistes et chercheurs relaient l'idée que la fin du travail - celle-là même que Jeremy Rifkin annonçait il y a plus de vingt ans - est pour demain. Selon les deux chercheurs d'Oxford, en effet, près de la moitié des emplois actuels devraient disparaître dans la décennie à venir aux États-Unis. Et, malgré les nombreuses et fortes critiques dont cette étude a été l'objet, l'idée est désormais fermement ancrée que nous serions à l'aube d'une Grande Restructuration, profondément disruptive, au tout début d'un processus qui, poursuivi de façon exponentielle, serait sur le point d'entraîner le grand remplacement de l'humain par la machine.

Cette nouvelle ne devrait pourtant pas nous inquiéter outre mesure : c'est l'autre face, rassurante, de la prédiction. Non seulement l'humanité sera enfin délivrée de la nécessité de travailler, cette punition multiséculaire, mais d'autres avantages devraient suivre : un changement profond de la nature du travail (dépouillé de ses attributs traditionnels, il devrait de plus en plus se confondre avec le loisir); la sortie de l'ancien monde décrit comme poussiéreux qu'est le salariat et, mieux encore, une augmentation de la richesse créée, de la productivité et de la croissance, même si celle-ci ne se voit pas encore dans les statistiques, comme le soulignent par exemple la plupart des auteurs de Secular Stagnation3. Ce serait donc finalement un nouvel Éden qui nous attendrait grâce à la diffusion accélérée des progrès de l'intelligence artificielle.

C'est cette prophétie qui se voudrait autoréalisatrice et, disons-le tout net, cette fable que le travail d' Antonio Casilli bat en brèche : au terme de cette plongée dans les coulisses de l'automation, dans l'arrière-fond des plateformes, dans les cuisines mondiales des fermes du clic, impossible de croire encore à la disparition du travail. Comme le met magnifiquement en évidence la métaphore du Turc mécanique, ce que l'on découvre derrière la façade aseptisée et prétendument immatérielle de l'économie numérique, c'est le travail le plus matériel qui soit, le travail du doigt (le digital labor), soustrait aux regards dans des pays lointains ou dissimulé au fond des appartements des pays développés. Telle est la thèse principale de cet important ouvrage : loin de faire disparaître le travail, l'automation actuellement en cours, d'une part, organise son occultation et, d'autre part, engage une profonde transformation de ses conditions d'exercice.

Occultation. C'est ce même terme qu'emploie Augustin Berque pour décrire la façon dont Hésiode puis Virgile ont laissé croire à leurs lecteurs qu'à la campagne la nourriture est « facile » parce que la terre donne d'elle-même ses fruits aux humains en nombre et à satiété, c'est-à-dire sans travail humain : « Cette merveilleuse générosité de la nature, chez Hésiode, est renvoyée au temps de l' Âge d'or, dans la nostalgie d'un passé lointain; mais huit siècles plus tard, Virgile la situe au présent. Mythiquement, bien sûr ; mais cela élans un but politique précis : cacher aux vétérans la réalité du labeur paysan4 », écrit Berque. Casilli opère le même dévoilement : derrière l'apparente automaticité de la production, il montre l'abondance de travail humain, un travail caché, souvent non ou mal rémunéré, exercé sans garanties ni protections, généralement non reconnu comme tel, déconsidéré et finalement liquidé. Ce n'est donc pas de disparition, mais bien de liquidation et de déconsidération du travail qu'il est question dans ce livre.

La thèse de Casilli est forte: non seulement il n'y a pas et il n'y aura pas de grand remplacement (des humains par les robots), mais l'ensemble du processus de diffusion de l'intelligence artificielle, d'automatisation et de plateformisation est destiné, ruse ultime (mais classique) du capitalisme, à la fois à terrifier et à aiguillonner travailleurs et usagers de manière à moins payer le travail (et il est évidemment permis de penser que les prédictions effrayantes sur la disparition de l'emploi font partie de cette entreprise de déstabilisation... ). Dans cette perspective, la courte période pendant laquelle des dispositifs et des règles spécifiques ont été inventés pour protéger le travail et garantir sa dignité apparaît comme une parenthèse : tout se passe comme si nous étions en train de renouer avec l'époque antérieure au salariat, la rémunération à la pièce, le sweating system, le marchandage. Le grand remplacement n'aura pas lieu, soutient donc Casilli, mais ce qui nous est promis n'est pas beaucoup plus réjouissant.

Car un autre processus est en cours, qui contribue à changer radicalement la nature du travail : ce que Casilli appelle sa tâcheronnisation. On se souvient du bureau des méthodes qui visait, selon les prescriptions de Taylor, à découper le travail en tâches simples et à distribuer celles-ci à des travailleurs qui devaient non seulement renoncer à toute initiative, mais aussi respecter scrupuleusement les gestes et les temps standard assignés. Aujourd'hui, l'approvisionnement de la foule en tâches précises nécessite un découpage encore plus minutieux, car il s'agit de demander à des travailleurs-usagers non présents de réaliser à la chaîne et le plus rapidement possible des sous-segments d'activité très routiniers et sous-payés.

Casilli montre que de plus en plus d'entreprises, dans le prolongement du processus d' externalisation et de fragmentation du travail à l' œuvre désormais depuis plusieurs décennies, repensent le travail et son organisation de manière à pouvoir diviser et distribuer des parties de plus en plus importantes de celui-ci. Avec évidemment des conséquences majeures en termes de sens et d'intérêt du travail : on pense aux passages du Travail en miettes, dans lequel Georges Friedmann dénonçait l'erreur d'Émile Durkheim, qui continuait à soutenir que - hors de situations pathologiques - chaque travailleur comprend et maîtrise l'ensemble du processus auquel il contribue ou au moins « sent qu'il sert à quelque chose5 ». Nous avons montré dans une recherche récente combien une division du travail mal articulée et réalisée uniquement dans le but d'accroître la productivité sans s'attacher aux logiques de l'activité humaine pouvait être destructrice pour les travailleurs6.

Mais la tâcheronnisation du travail ne se limite pas à fragmenter celui-ci pour l' externaliser. Elle consiste aussi - et c'est sans doute ce qu'il y a de plus passionnant dans cette réflexion - à réorganiser l'ensemble des processus de production et l'ensemble des métiers pour les rendre plus facilement «automatisables».

L'actuelle réforme des métiers de la santé, et en particulier la création de postes d'assistants médicaux, ne peut-elle pas être envisagée comme le premier pas vers une réorganisation du système de soins permettant de transférer à des logiciels une large partie des tâches actuellement exercées par les médecins (prise de température, pouls, poids, mesures, etc.), avant que la consultation ne soit entièrement gérée à distance et déléguée à un chatbot ? La tâcheronnisation, concept casillien extrêmement riche, est donc porteuse de conséquences immenses, notamment la disparition non pas du travail, mais bien des métiers et de leur possible exercice autonome.

La plateformisation, à laquelle Casilli consacre une grande partie de l'ouvrage, contribue évidemment elle aussi à la désintégration des métiers qu'elle remplace par des séries de tâches simples et externalisées. Plateformisation et tâcheronnisation se conjuguent donc pour précariser et vider de son sens le travail. Le digital labor ne se limite d'ailleurs pas à un petit canton du travail externalisé, mais se rencontre sous diverses formes : sous-payé dans les fermes à clics, où les logiques d'exploitation coloniale se répètent, il existe aussi dans les pays développés, sur les réseaux sociaux, sous forme de travail gratuit, générant toujours plus de valeur qu'il ne coûte.

Car, et c'est là un autre point majeur de l'ouvrage, ce que les usagers passionnés réalisent sur les réseaux sociaux et qu'ils considèrent comme du loisir, Casilli le tient résolument pour du travail. Pourquoi ? Parce que cette activité, même si elle n'est pas vécue comme du travail, produit de la valeur, notamment parce qu'elle contribue à produire ou améliorer des données qui seront utilisées ou revendues par les plateformes. Mais peut-on vraiment considérer comme du travail une activité qui n'est en aucune manière vécue comme tel ? Au terme d'un très bel article publié en 1994 dans un numéro spécial de la revue Sociologie du travail consacré aux «énigmes du travail», l'anthropologue Marie-Noëlle Chamoux écrivait : «L'approche anthropologique ne permet pas non plus d'esquiver une interrogation qui, plus que toute autre, peut être lourde de conséquences théoriques et pratiques: peut-on dire que le travail existe lorsqu'il n'est ni pensé ni vécu comme tel7

On pourrait en effet soutenir la thèse - ce que j'avais tenté de faire dans Le Travail. Une valeur en voie de disparition - qu'avec la modernité un nombre de plus en plus grand d'activités jusqu'alors classées dans des catégories irréductiblement diversifiées ont été peu à peu réunies dans une catégorie unique - le travail - par les économistes. C'est ce que nous avait appris Jean-Pierre Vernant à partir de son étude de la société grecque :

Pour nous, toutes les tâches professionnelles, si diverses soient­ elles dans le concret, rentrent dans un type de conduite unique : nous y voyons une même activité forcée, réglée dont l'effet concerne directement autrui et qui vise à produire des valeurs utiles au groupe. Cette unification de la fonction psychologique. marche de pair avec le dégagement de ce que Marx appelle, dans son analyse économique, le travail abstrait. En effet, pour que les diverses activités laborieuses s'intègrent les unes aux autres et composent une fonction psychologique unifiée, il faut que l'homme, sous les formes particulières à chaque tâche, puisse saisir sa propre activité comme travail en général. Cela n'est possible que dans le cadre d'une économie pleinement marchande où toutes les formes de travail visent également à créer des produits en vue du marché8.

 

On pourrait également considérer comme le résultat d'une évolution, somme toute récente, le fait que la totalité des activités, comportements, domaines puissent désormais être considérés comme un «capital» à mettre en valeur, non seulement la terre, comme l'avait déjà signalé Karl Polanyi, mais aussi l'intelligence humaine (devenue « capital humain» avec Gary Becker), et désormais l'ensemble de la nature, des êtres vivants, des plantes (le «capital naturel»), du génome et bien sûr des données. Ce que Casilli met en évidence, c'est l'extension démesurée du domaine de ce qui peut aujourd'hui être mis en valeur, sous la forme de l'usage et de l'échange marchand et, dès lors, l'extension démesurée du concept de travail, qui finit par absorber- comme le pensait d'ailleurs Marx - l'intégralité des actions humaines. Il invite ce faisant à reprendre à nouveaux frais, non seulement les travaux de Marx, mais aussi par exemple ceux de Moishe Postone, qui montre magistralement dans Temps, travail et domination sociale ce que pourrait être le travail lorsque la loi de la valeur sera abolie9.

Que faire ? se demande l’auteur à la fin de cette enquête passionnante qui nous révèle la puissance des logiques capitalistes et monopolistiques à l’œuvre aujourd’hui. Sa tâche première - c'est bien celle du chercheur- est de dévoiler des réalités cachées, comme il le fait magnifiquement en mobilisant une impressionnante quantité de travaux. Il s'agit ensuite de révéler la volonté de miner le droit du travail que masque la rhétorique de l'émancipation : ainsi des discours médiatiques et libéraux qui sont parvenus à imposer une représentation des règles du salariat comme autant d'entraves aux libertés de circulation. Comme d'autres travaux 1'ont également montré, la facilité avec laquelle ces nouveaux dispositifs ont été instaurés s'explique en partie par le travail idéologique réalisé depuis plus de vingt ans : désormais, la vulgate tient le salariat pour un régime désuet, un vestige du vieux monde qui ferait obstacle aux appariements instantanés, à la flexibilité harmonieuse, à la vitesse qui augmente l'efficacité et la puissance. Le salariat serait synonyme de hiérarchie pesante, de verticalité, de lourdeur ; la généralisation du freelancing marquerait l'avènement de l'ère de l'autonomie individuelle, de la fluidité, de l'horizontalité. La plateformisation de la production apparait ainsi merveilleusement congruente avec les valeurs attribuées aux digital natives et plus encore avec les visions du monde diffusées par les économistes néoclassiques.

C'est du côté de la promotion des règles qu'il nous faut aller, suggère Casilli : règles internationales organisant le commerce et le travail, interdisant la marchandisation des données personnelles, traquant le maquillage du travail en plaisir, permettant la requalification du prestataire en salarié, instaurant des droits, des protections et des normes. Peut-être faut-il aussi, pour réintégrer les travailleurs des plateformes sous le bouclier du droit du travail, substituer la notion de contrôle à celle de subordination comme critère du contrat de travail10. Mais, surtout, Casilli nous propose un retour à l'origine de la notion de plate­forme qui constitue une alternative crédible au très inquiétant processus de monopolisation et de privatisation des ressources actuellement en cours.

Alimentée à une puissante réflexion philosophique tout autant que sociologique, cette magistrale enquête dans les coulisses de l'automation du monde nous invite à résister et, alors qu'il en est encore temps, à changer de voie.

 

Dominique Méda [Professeure de sociologie, directrice de l'Institut de recherches interdisciplinaires en sciences sociales, Université Paris-Dauphine/PSL]

 

1. Publiée sous le même titre (Lexington, Digital Frontier, 2011).

2. <https://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/downloads/academic/The_Future_of_Employment.pdf>.

3. Coen Teulings et Richard Baldwin (dir.), Secular Stagnation: Facts, Causes, and Cure, Londres, Centre for Economie Policy Research Press, 2014.

4. Augustin Berque, « La ville insoutenable », in Pascal Tozzi, Villes et quartiers durables. La place des habitants, Pessac, Carrières sociales Éditions,2016, p.87.

5. Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, PUF, «Quadrige», 1996 [1893), p. 117.

6. Maëlezig Bigi, Olivier Cousin, Dominique Méda, Laetitia Sibaud et Michel Wieviorka, Travailler au XXe siècle. Des salariés en quête de reconnaissance, Paris, Robert Laffont, 2015.

7. Marie-Noëlle Chamoux, « Sociétés avec et sans concept de travail », Sociologie du travail, hors-série, 1994, p. 69.

8. Jean-Pierre Vernant, « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne » (1956), in Œuvres I, Paris, Seuil, « Opus», 2007, p. 505.

9. Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, trad. Olivier Galtier et Luc Mercier, Paris, Mille et Une Nuits, 2009 [1993].

10. Eric Heyer, Pascal Lokiec et Dominique Méda, Une autre voie est possible, Paris, Flammarion, 2018.

Antonio Casilli, En attendant les robots, enquête sur les travailleurs du clic, Seuil 2019
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